Les trompettes de Jéricho
La décennie passée aura réussi un exploit qui mérite de rester dans l’histoire : faire de la lutte une partie de plaisir. À travers les concerts contre le racisme, contre la faim, pour les droits de l’homme, elle a transformé la musique et le rock’n’roll en une arme capable de distraire autant que d’apprendre et de combattre. Tout désormais semble commencer et se résoudre en chantant : il n’est pas de bataille qui ne soit aussi une fête, les seules vertus du son pulvérisent l’horreur et pour aider nos semblables, il n’est d’autre impératif que de danser ensemble dans une opération qui tient à la fois de la surboum collective et de la magie noire. Ne boudons pas notre bonheur: ces réunions sont d’une incontestable beauté. La foule communie dans un même rythme, oublie ses différences et ses conflits. Nul n’y est plus maghrébin, juif ou antillais, chacun est membre d’une vaste confrérie, d’une ecclésia qui fit le tour de la terre. Et la promiscuité, ailleurs source de friction, est ici source d’allégresse. Mais ce coude à coude est précisément trop beau, trop joyeux. Lorsqu’il tend, comme c’est le cas le plus souvent, à supplanter toute autre forme de solidarité, il accrédite l’idée selon laquelle l’antiracisme est à la fois facile et « sympa ». Il suffit de porter un badge et de se trémousser : le miracle s’accomplit, le mal recule insensiblement (peut-être chassé par le bruit ?). Dira-t-on que les paroles des chansons contiennent un message ? Mais le vacarme des baffles les étouffe et, en Europe, les trois quarts des participants aux concerts n’entendent rien à l’anglais qui est le latin de ces grand-messes. Si le rock fut subversif à ses débuts, il n’est aujourd’hui ni réactionnaire ni révolutionnaire: il est bon ou mauvais. Quelle sottise que de lui attribuer des vertus civilisatrices ou des crimes abominables : il ne sert aucune cause dans la mesure où il peut les servir toutes. On ne gagne rien à le politiser superficiellement pour dépolitiser en profondeur des générations entières. Que l’on finance une campagne, que l’on célèbre une victoire par un gala ou un divertissement, rien de plus juste ; mais faire de la musique le véhicule d’une ambition morale, confondre l’action avec la célébration de l’action est une imposture. Le grand mérite de ces mobilisations aura été de maintenir un minimum de conscience au-delà des bonnes intentions. Les noces de la pop, de la compassion et de l’hédonisme tissent une parodie d’engagement. Seule notre époque de légèreté pouvait croire possible d’abattre les montres en claquant des mains, en battant des pieds, en soufflant dans un saxo. Laissons les trompettes de Jéricho à la Bible et méfions-nous des élans du coeur : ce sont les plus éphémères. Le combat politique est ingrat, douloureux, souvent déchirant; il n’est jamais décontracté.
Pascal Bruckner. La Mélancolie démocratique. Éd. du Seuil, 1990. Référence à la Bible où les trompettes et les cris de l’armée des Hébreux font tomber les murailles de la ville de Jéricho assiégée. Ecclésia assemblée du peuple (chez les Grecs). Hédonisme: morale qui fit du plaisir un principe ou le but de la vie.
Questions Compréhension expression
1. Le titre rend-il compte de l’idée principale développée par l’auteur de ce texte? (2 points)
2. Quels sont, selon l’auteur, les bienfaits qu’apportent les grands rassemblements musicaux? (4 points)
3. Expliquez la phrase et le mot suivants:(4 points) a. Et la promiscuité, ailleurs source de friction, est ici source d’allégresse. b.parodie
4. Reformulez les idées principales des 2 derniers paragraphes en 30 mots (+ ou -3 mots). Mais ce coude à coude.., décontracté.(10 points) Vous inscrirez à la fin de votre résumé, le nombre de mots.
